J’ai choisi de mêler deux voix, celle de Marius Grout et la mienne, comme si nous avions pris rendez-vous par delà le temps pour une interview sur des questions communes aux poètes.

Marius Grout est né le 8 novembre 1903 à Fauville-en-Caux. Enseignant rigoureux et bienveillant, il mènera son activité professionnelle en parallèle à sa carrière littéraire. Poète encouragé par Francis Jammes et romancier à succès, il obtient en 1943 le prix Goncourt pour Passage de l'homme.

En 1937, grâce à la Société des Amis, il publie son premier ouvrage, Kagawa concernant le pacifiste japonais Toyohiko Kagawa. Sa vie intérieure est très tourmentée, il ne cesse de s’interroger sur la place de l’Homme face à l’Absolu. Il veut être un homme qui voit clair. D’une santé de plus en plus fragile, il décède au Havre le 1^er mai 1946. L’épitaphe sur sa tombe à Incheville mentionne : « il est dans la lumière ».

Qu’est ce qu’être poète ?

MG : Il n’y a pas d’essentielle différence entre les tâches les plus obscures et celle qu’impose au poète la conscience de sa vocation. La poésie ne sera sauvée que lorsque les poètes ne se prendront plus au sérieux, qu’ils ne seront plus des artistes, qu’ils seront redevenir de simples hommes, et guère plus préoccupé de leur nom et de leur talent que ces sculpteurs du Moyen Age pour qui tailler des pierres n’était que leur métier.

JFC : Etre poète ne se définit pas. C’est une vocation qui dépasse l’écriture.

La forme du poème est-elle importante ?

MG : Il est bien vrai que j’ai renié le poème en prose, mais il n’est pas vrai que vous devriez, vous l’abandonner.

JFC : Je préfère la forme fixe de vos poèmes et leurs brièvetés, ceux écrits après 1940. La forme fixe alliée à la brièveté permet d’exprimer l’essence de notre pensée.

MG : « Pour un dieu silencieux

Que nul ange ne révèle

Ta calme ferveur épelle

Un texte mystérieux. »

JFC : Je suis, pour ma part, plus libre car la forme fixe me contraint mais je n’échappe pas à la structure du poème court. Plus j’ajoute des mots, plus j’ai l’impression de me perdre.

« Reste un semis de mémoire

Dans un courant d’air intemporel

Le vent épèle mon nom

Dieu aspire mes actes. »

La publication du poème est-elle importante ?

MG : Un poème n’a d’existence pleine, à notre époque, que s’il est imprimé. Heureux auteurs que ceux qui purent eux-mêmes mener leur œuvre jusqu’à l’achèvement et choisir le papier et les caractères, et calculer eux-mêmes les espaces de silence !

JFC : J’ai attaché beaucoup d’importance à la publication de mon premier recueil et de moins en moins aux suivants. Peut être à cause des différents supports actuels ou bien parce que le papier ne répond pas suffisamment à mes attentes. Je préfère la transmission par l’oralité. Les silences doivent en être la cause.

La mort ?

JFC : Le poète César Vallejo a écrit que pour exprimer sa vie, il ne possédait que sa mort. Dans son roman Apeirogon, Colum Mc Cann soutient que : « si vous divisez la mort par la vie, vous obtenez un cercle ».

MG : Mourir…Le simple retour à la nature, l’éparpillement dans la poussière. Il n’y a peut être pas de problème de la mort, la vie se suffit à elle-même, il faudrait apprendre la vie.

« Mourir ! de quelle impatience,

Sur quel seuil, le corps tendu,

Vers quels dieux ? à quelle alliance

Promis ? en quels cieux perdus ? »

JFC : Le poids de la mort des autres m’accompagne comme un seconde vie parallèle à la mienne.

« Je suis vivant par les morts qui m’entourent

Leurs lumières me sacrent poussière dans l’éternel d’un jour

Ils sont l’absence palpable de notre vue terrestre

Ils sont l’espoir d’un nouveau souffle. »

Que dire de Dieu ?

MG : Puis-je vous demander, mon cher ami, de ne pas trop parler de Dieu ? Il y a là, pour le poète, une grande tentation et une grande commodité : quel mot pourrait mieux convenir pour nommer cette « présence » dont, aux meilleurs moments, il lui a semblé être envahi ?

JFC : Peut être un poème ?

« YHWH

Sur la berge de notre mémoire

Dans une cavité de nos sens

S’écoulent les lettres improbables de ton nom.

Te nommer pour mieux t’endiguer

Construire des abris pour mieux t’écouter

Tel est le destin de l’Homme.

Ni les prophètes, ni les rois, ni les sages

N’ont su révéler le gué,

Où Il laissa l’enfant patauger

Dans le limon de son nom ».

Quelle est l’influence des aînés ?

JFC : Notre rencontre m’oblige à reconnaître dans mon œuvre, que ce mot me parait pompeux (sourires de connivence), l’influence de Miguel Marti I Pol, Roberto Juarroz et tant d’autres poètes ainsi que la lecture de votre ouvrage « A un jeune poète » .

MG : Bien sûr, mon ami, qu’il faut reconnaître en votre œuvre des influences. Je vous en ai signalé une au passage et vous celle de Rilke et on en pourrait citer beaucoup d’autres. Mais en vérité, de quelle importance cela est-il ? Et pourquoi tenez-vous tellement à être personnel ?... Soyez reconnaissant de ce qu’il y ait eu, de ce qu’il y ait encore de plus grands poètes que vous.

MG : Sérieusement, au fond de nous -mêmes, que désirons-nous ? Toute la question est là. Et lorsqu’on a répondu à cette question, il ne faut pas avoir peur de ses désirs.

JFC : Le poète persan Rumi a écrit : « hier j’étais intelligent, et je voulais changer le monde. Aujourd’hui je suis sage, et j’ai commencé à me changer moi-même ».

MG : Au revoir, mon ami ; c’est une belle chose que de vous voir venir : tout vrai poète annonce les temps qui viennent. N’oubliez pas, un beau poème, c’est l’équation juste entre le monde et soi.

NB : Tous les dialogues de Marius Grout sont issus de son ouvrage : « A un jeune poète » aux éditions du Pavois et le poème de « Poèmes » chez Gallimard. Les références biographiques proviennent du livre de Georges Hirondel : Marius Grout, aventurier de l’absolu aux éditions Bertout.

Article Entretien Marius Grout (Lettre des Amis janvier 2021)